mardi 15 avril 2008

Interview (2)


« Cours camarade, le vieux monde est derrière toi ! »


Mai 1998 : couverture de l'organe d'info des étudiants administrateurs de l'Université libre de Bruxelles - Archives Abramowicz - CLIQUEZ sur l'image pour l'agrandir.


En mai 1998, à l'occasion des 30 ans de mai 68, le Bureau des étudiants administrateurs interfac (Bea), organisme représentatif des étudiants reconnu par les autorités de l'Université libre de Bruxelles (ULB), éditait un numéro « Mai 68 » de son journal, L'Assemblée libre (un titre directement issu du mouvement de mai 68). Nous l'avons retrouvé dans nos archives. Pour mieux comprendre la situation de l'époque et les raisons de ce mouvement historique, ci-dessous, nous vous proposons l'interview, publiée dans «l'organe d'info du Bea», de Marc Abramowicz, un des acteurs principaux de l'Assemblée libre de 68 et dirigeant étudiant à l'époque des faits...

  • L’Assemblée libre : Marc Abramowicz, que faisiez vous à la veille de mai 68 ?

    Marc Abramowicz : En 1968, je termine mes études de psychologie à l’ULB et je suis président du cercle facultaire de psychologie. Auparavant, j’avais participé aux luttes syndicales étudiantes assez importantes des années 1965-1966. Par ailleurs, j’étais également secrétaire politique des étudiants communistes.

  • Quel était l’état d’esprit chez les étudiants organisés ? Le débat était-il très virulent entre vous ?

    Chez les étudiants organisés, deux orientations fondamentales étaient en présence. L’une ne remettait en cause ni le système politique du pays ni le système universitaire. Elle s’orientait vers des actions de type folklorique ou du style « rendre service à l’étudiant ». L’autre regroupait les étudiants politisés qui développaient toute une action et une réflexion pour changer la société et les structures universitaires, bien qu’il n’y ait pas à ce moment-là une véritable critique du pouvoir venue avec la contestation de mai 68. La remise en cause du système amenait celle du fonctionnement de l’université, de son caractère sélectif, de ses formes d’examens et de leur manque d’objectivité, du manque d’aide pour les étudiants étrangers ou même du baptême et de ses aspects les plus humiliants. C’est ainsi que le Cercle du Libre-examen ou l’Association générale (composée de délégués mandatés par un parlement étudiant) étaient les témoins de combats politiques importants entre étudiants. Les cercles politiques ne regroupaient qu’une minorité d’étudiants actifs. Il y avait à l’époque 200 membres aux étudiants communistes (toutes tendances confondues). Les socialistes aussi étaient nombreux et les libéraux représentaient une force importante, toutes choses qui ont assez bien diminué par la suite.

  • Comment se crée la dynamique de l’Assemblée libre ?

    Les événements s’enclenchent début mai 68. Je participe immédiatement aux premières réunions. Elles avaient pour objectif principal la solidarité avec les étudiants parisiens qui manifestaient depuis le 22 mars. La répression policière suscite chez les étudiants une réaction d’indignation. Il y a des blessés et des arrestations. Les premières réunions, pour lesquelles n’ont mobilisé que les cercles de gauche (communistes, trotskistes et socialistes), n’ont d’autre but que de manifester cette solidarité. Elles témoignent de quelque chose de nouveau : une envie de fonctionner tous ensemble au delà de nos divergences politiques. Nous suivons crescendo depuis Bruxelles l’extension du mouvement en France. De réunion en réunion, les gens sont de plus en plus nombreux. Des professeurs et des assistants de gauche (comme Verstraeten, Liebman, Miedzanagora, Englert ou Rasmont) y prennent la parole. Ils donnent une notoriété plus grande à notre revendication. Le ton monte et de nouveaux leaders étudiants émergent, moins connus, qui ont une façon de parler moins « politisée » mais qui ressort de l’émotion. L’envie nait de dépasser le cercle des initiés politisés et d’aller à la rencontre des masses étudiantes, jusque là assez amorphes. Le 13 mai, nous nous rendons à la conférence organisée à l'auditoire Janson contre la dictature des colonels en Grèce par Mélina Mercouri. A la fin, nous entonnons L’Internationale et montons sur le podium pour décréter une assemblée contestatrice et l’occupation symbolique de l’auditoire en solidarité avec les étudiants français.

    Un étudiant en médecine, Mony El Khaïm, qui revenait d’Italie où il avait vu la contestation universitaire, propose d’instaurer un modèle de fonctionnement original et différent, dont nous n’avions jamais entendu parler : l’Assemblée libre. Les éléments fondamentaux en étaient les suivants : toute personne qui prend la parole parle en son nom personnel et pas au nom d’une organisation ; toute personne n’est élue par l’Assemblée que pour une tâche ou une fonction bien précise et démissionne après avoir fait rapport à l’Assemblée de sa mission ; toutes les décisions doivent faire l’objet d’une application immédiate. Ces principes permettent une liberté de ton et de parole et une confiance plus grande en des règles de fonctionnement qui empêchent une manipulation classique d'une telle assemblée. Il se crée donc grâce à cela - dès le premier soir - une dynamique beaucoup plus forte et engagée qui touche plus d’étudiants, notamment les moins politisés. Certains, parmi lesquels je suis, remettent déjà en cause le pouvoir universitaire. Le Conseil d’administration de l’ULB est alors une structure paternaliste et autoritaire, dont les membres sont nommés sans élections, par seule cooptation. C’était donc un organe non démocratique, qui fonctionnait de plus en plus mal et de plus en plus au profit d’un petit nombre de privilégiés.

  • Lorsque vous partez en mouvement, c’est à la veille des examens. Pourtant, le 22 mai, alors que doit se tenir le Conseil d’administration, vous décidez d’occuper les lieux jours et nuits. Le projet revendicatif de l’Assemblée libre ne va cependant pas se limiter à la seule solidarité étudiante et à la revendication d’une réforme du CA. Il s’élargira à un cadre plus large.

    D’autres problèmes sont abordés au sein de l’Assemblée libre mais elle a tendance à rester dans la seule contestation du Conseil d’administration, dont elle demande la démission dès la première occupation des locaux. Cette lutte s’étend dans les facultés, principalement contre le pouvoir des professeurs. Il n’y a dès lors pas beaucoup de place pour d’autres revendications. Encore que tous les locaux occupés soient décorés par l'artiste peintre Somville de fresques contre la guerre du Vietnam et pour l’unité des étudiants et des ouvriers. Beaucoup d’interventions et de motions votées par l’Assemblée libre vont dans le sens d’une condamnation de l’intervention américaine au Vietnam, de l’impérialisme en général, de la société capitaliste basée sur le profit et de la fonction de l’université dans cette société.

Marc Abramowicz, dirigeant étudiant, lors d'une assemblée libre à l'ULB © Photo Archives Abramowicz


  • Les mots d’ordre sont donc très politiques. Cela ne va-t-il pas créer des frictions entre étudiants dont vont profiter les autorités ?

    Toutes les tentatives de monter l’ensemble des étudiants contre les occupants du Grand Hall se sont soldées par un échec. Le meeting - de 1500 à 2000 personnes - organisé par les cercles facultaires au Janson pour essayer de mettre fin à l’occupation se termine en fin de compte par un soutien à l’Assemblée libre et une partie des étudiants venus pour nous bouter dehors nous rejoignent au Grand Hall du bâtiment A. Nous y sommes barricadés et prêts à nous battre physiquement contre toute tentative de faire cesser l’occupation, ce qui est arrivé deux ou trois fois. Tout le monde avait compris que cette occupation, acte de violence, était une arme d’une efficacité redoutable. Nous avons tout le temps été soumis à des pressions et à des formes de chantage pour la faire cesser. Nous étions contactés par d’anciens recteurs, d’anciens présidents du CA, d’anciens professeurs qui avaient une réputation de libre-exaministes. Il y a eu des manœuvres d’intimidation plus habiles, comme celle du professeur Jaumotte, futur recteur puis président de l’ULB, qui, après avoir étudié notre mode de fonctionnement et sachant que nous étions généralement peu nombreux en début de journée, était venu à 9 h du matin avec toute sa classe de première Polytechnique pour faire voter la fin de l’occupation. Il nous a fallu faire trainer le débat et utiliser tous notre art oratoire pour retarder le vote (ils étaient majoritaires !), le temps de rameuter suffisamment de monde en faveur de la poursuite de l’occupation.

  • L’Assemblée libre poursuit l’occupation jusqu’en juillet. Elle s’étend vers les Facultés en émettant des revendications assez précises envers le CA.

    La première revendication de l’Assemblée, en même temps que la démission du CA, était de reporter les examens du mois de juin et de demander une troisième session. Très rapidement nous avons obtenu satisfaction car les autorités et le corps professoral espéraient ainsi nous calmer. En fait, ils nous donnaient la possibilité d’occuper plus à l’aise ! C’était l’une des premières victoires et elle a renforcé le mouvement, en prouvant l’efficacité de celui-ci et en lui reconnaissant une légitimité. Deuxième victoire et reconnaissance de notre force : la réaction des autorités. On avait chassé le CA par la fenêtre !

    C’était une audace et une transgression incroyables. Mais, contrairement à ce qui s’est passé en France, il n’y a pas de répression aveugle de la part des autorités (elles ne font appel aux forces de l’ordre que le 10 juillet), de peur d’augmenter la vigueur du mouvement. Enfin, le CA au complet démissionne et le recteur vient proposer de mettre de nouvelles structures de réflexion, pour créer et édifier un nouveau type de pouvoir plus démocratique à l’université. La première phase du mouvement est terminée. Se pose alors la question du sens de la poursuite de l’occupation. Certains sont pour continuer, d’autres pour cesser. Continuer pour obtenir plus et réaliser, comme en France, la jonction avec la classe ouvrière, afin de déboucher sur un mouvement remettant en cause toutes les structures de la société et pas seulement celles de l’université. Des délégations d’ouvriers en grève viennent à l’Assemblée libre. C’était la volonté et l’objectif des étudiants les plus politisés : créer à partir de cette mini révolte une insurrection et si possible la révolution ! Le drapeau rouge qui a flotté pendant près de deux mois sur le « clocher » de l’ULB était le symbole d’un changement radical de société de la part d’une partie du mouvement. Mais, on ne s’est battu que sur des revendications locales. Le mouvement n’a même pas pu s’élargir aux autres universités, bien que les Beaux-Arts et les écoles artistiques aient connu un mouvement de contestation assez important.

  • En bout de course, le résultat obtenu correspondait-il aux attentes des membres de l’Assemblée libre ? Quelle a été leur réaction devant les travaux de la Constituante et la « rénovation » des structures de l’université ?

    La suite des événements, c’est la construction d’un nouveau pouvoir à l’ULB avec des gens qui avaient participé à notre mouvement mais sans en être les plus actifs. Avec des gens qui sont alors assistants mais qui vont bientôt devenir professeurs et futurs dirigeants de l’université. Parmi les anciens occupants les réactions ont donc été plutôt mitigées. En cela le mouvement s’était transformé. Soit par l’abandon de ceux qui en avait été les plus actifs au départ, soit par le recrutement au fur et à mesure de gens qui voyaient dans des réformes de l’université un projet important pour l’université en général mais aussi pour leur carrière.

  • Quel slogan retenez-vous de mai 68 ?

    « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi ! ».

Propos recueillis par Jan Michiels et S. Dedalus


[ Interview extraite du journal L'Assemblée libre, organe d'info du Bureau des étudiants administrateurs (Bea) de l'Université libre de Bruxelles. Elle figure toujours sur le site Internet du Bea : CLIQUEZ ICI ]


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