mardi 20 janvier 2009

Mai 68 : une farce ?

INTRO - Vladimir Caller, le rédacteur en chef du Drapeau rouge, mensuel du Parti communiste de Bruxelles-Wallonie, n'aime pas les souvenirs de Mai 68. Ni Mai 68 pour finir. Pour lui, il s'agit d'une "farce" (sic). Les "thèses" de Caller rappellent l'attitude conservatrice adoptée par les communistes orthodoxes en 1968. Ils furent des anti-Mai 68 et favoriseront ainsi sa répression par la droite pure et dure. Voici le texte de la carte blanche de Vladimir Caller publiée dans le quotidien Le Soir. Suivie de la réponse méthodique de Jean-Marie Chauvier, journaliste dans les années 1960 du Drapeau rouge...

L’anti-mai 68 de la gauche autoritaire

Mai 68, sous les pavés la farce ?

Carte blanche de Vladimir Caller publiée dans le quotidien Le Soir du 28 mai 2008

Manifestation du mouvement néofasciste Occident contre Mai 68. La droite pure et dure ne fut pas la seule à s'opposer à la révolte étudiante "gauchiste"...


«Pourquoi cette complaisance de la droite à se pencher sur un ''cauchemar'' ?» se demandait déjà en 1978 Régis Debray, interloqué de voir les grand patrons des médias rivaliser de programmations spéciales pour mieux fêter la première décennie de la grande «révolte». Trente ans après, la disposition à se complaire du « cauchemar » reste intacte et même grandissante. Pourtant, tout patron normalement constitué devrait avoir toutes les raisons d’abhorrer ce « cauchemar » ! Comment ne pas trembler, par exemple, lorsque Daniel Cohn-Bendit exigeait, tout simplement, « d’abolir le salariat » ? ou lorsqu’il réclamait l’instauration généralisée des comités ouvriers qui « conduiraient à une prise de pouvoir par la classe ouvrière » (1) ? N’est-ce pas, pour un patron, le cauchemar des cauchemars que l’annonce, en 1968 par le duo Alain Geismar et Serge July, de l’avènement du socialisme (de surcroît maoïste !) en France dans un délai de deux ans et leur conviction selon laquelle ces évènements ont « remis la révolution et la lutte des classes au centre de toute stratégie » et que «la destruction du pouvoir politique de la bourgeoisie (…) doit s’articuler sur la ‘tradition de Mai’ d’une manière prolétarienne ». C’est le début, disaient ils, « d’une lutte de classe prolongée; les premiers jours de la guerre populaire contre les expropriateurs, les premiers jours de la guerre civile » (2). Bizarre, trop bizarre en effet, cette complaisance qui conduit le même Régis Debray à conclure que la droite aime ces festivités « parce qu’elle doit précisément au culte de Mai 68 sa jeunesse et sa force » (3). Eternelle jeunesse puisque les paroles de Debray restent, 30 ans après, d’une grande actualité. En effet, la droite la plus lucide a compris depuis longtemps ce qu’une large partie de la gauche ne veut ou fait semblant de ne pas voir : à savoir que le discours officiel de Mai 68 reste la grande imposture politique du XXe siècle.

Notons pourtant que tout ceci intéresse beaucoup moins cette classe ouvrière supposée être l’héritière des révoltés parisiens et seule porteuse, alors, d’un vrai projet alternatif (4). Et cette belle indifférence est justifiée parce que le Mai 68 parisien ne fut pas, absolument pas, la soi-disant floraison d’un mouvement révolutionnaire ni les prémices d’une insurrection anticapitaliste mais, bien au contraire, le prélude du monde tel qu’il est aujourd’hui, l’augure de l’élaboration de cette contre-culture qui devait nous conduire à l’américanisation des mentalités, à l’exaltation et à la prééminence d’un individualisme forcené, conditions toutes indispensables à la civilisation de l’égoïsme et de la « concurrence sans entraves » de la construction européenne pour laquelle se battent tant, aujourd’hui, Cohn-Bendit, Geismar et July, les révoltés d’hier.

L’Europe d’alors, sur fond de la guerre du Vietnam, avait besoin d’urgents changements pour mieux accueillir l’expansionnisme américain. Il ne fallait pas alors être trotskiste ou maoïste pour le dire, le jeune Michel Rocard l’avait compris lorsqu’il disait en 1973 : « une des plus vastes mystifications de l’histoire aura sans doute été l’identification de l’Europe avec la construction de la ‘Communauté économique européenne’» dont le vrai rôle n’est autre que « celui de faciliter l’adaptation des structures économiques européennes aux nécessités du capitalisme international moderne » (5). Ainsi, en un certain sens, le Mai 68 parisien fut à la culture politique européenne ce que le Plan Marshall fut à sa culture économique ; il accompagna aussi utilement la construction européenne préparée, ne l’oublions pas, par Robert Schuman en étroite et complice collaboration avec l’ambassadeur des Etats Unis, Dean Acheson (6).

Il fallait pour cela installer la religion de la modernité (« voulez-vous de la modernité ? dites ‘révolution’ », commentait sarcastiquement Régis Debray), afin de bien accueillir la nouvelle économie industrielle des Etats-Unis dont le modus operandi se mariait mal avec les vieilles structures de la France et avec le concept même de nation. Pour cela, l’abandon de toute idée d’engagement solidaire et collectif était à bannir au profit du retour au privé. Le sociologue Alain Touraine, professeur à Nanterre et très proche des ‘insurgés’, résume bien la nature du mouvement : « Mai 68 est l’invasion de la politique par la culture et la vie privée…même s’il parle politique ou social, c’est un mouvement qui n’est ni fondamentalement politique ni social (…) pour l’essentiel, il se définit par rapport à la vie privée » (7).

Depuis lors, le spectre de Mai parcourt l’Europe. Lorsque les Etats-Unis se lancèrent dans l’aventure irakienne, il n’y avait même pas 8.000 protestataires à Paris ; quelques semaines après, cette même ville vit défiler 450.000 personnes à sa Gay Pride. Lorsque le socialiste Zapatero décide d’accorder le mariage et le droit d’adoption aux couples homosexuels, il sait que l’euphorie de ce geste « libertaire » facilitera l’abolition, sans trop de remous, de l’impôt sur les grandes fortunes. Récemment, une réunion impliquant d’importantes organisations communistes et trotskistes a eu lieu à Berlin. Pour organiser la solidarité avec le peuple bolivien ou palestinien ou contrer la résurgence néo-nazie en Ukraine ? Non, il s’agissait d’organiser un front de défense des gays, lesbiennes et travestis. Il y a aussi la quasi-disparition des gauches radicales en Espagne, Italie, France. L’esprit de Mai 68 serait-il coupable de toutes les défaites ? Non, sûrement pas, mais il y a contribué grandement.



Affiche pour les élections de juin 1968 du Parti communiste français contre Mai 68.


Et il y a eu, surtout, grave tromperie sur la marchandise. Quelques mois après la ‘révolte’, Daniel Cohn-Bendit avoue qu’il s’y amusait. « La violence de Mai 68 n’était qu’un jeu : on jouait aux cow-boys et aux Indiens (…) sans direction ni volonté centrale » (8). Encore plus grotesque, Alain Krivine porte-parole du trotskisme évoquait, sans rire, très récemment « la’ trahison’ du PCF qui ne voulait pas prendre le pouvoir» (9); donc le pouvoir en France était à prendre ou à laisser. Plus doctement Daniel Bensaid dit regretter les hésitations d’un Parti, le PCF, coupable à ses yeux d’avoir perdu toute vocation révolutionnaire et rater le coup de force ces jours là, où De Gaulle quittait la scène pour quelques heures. Allez comprendre comment ceux mêmes qui traitaient le PCF des pires staliniens pouvaient regretter qu’ils ne prennent le pouvoir ! Pour «goulagiser» la douce France ? Et si par malheur (ou bonheur, ça dépend !) ils le prenaient, quid du voisinage ? de la Belgique, de l’Allemagne, de l’Italie, du Royaume Uni ? Allaient nos fervents partisans de la «révolution permanente» devoir se recycler en partisans du «socialisme dans un seul pays» ? Au secours, Léon !

Certes, le maoïste Geismar a la sagesse, bien qu’un peu tardive, de confesser que « lorsque, répondant à l’appel de De Gaulle, 800 000 anti-soixante-huitards ont rempli les rues de Paris le 30 mai, j’ai compris qu’il avait une grande partie de l’opinion qui n’était pas avec nous » (10). Mais il y a eu aussi l’ignoble : Maurice Grimaud, le Préfet de police de Paris d’alors déclarait lors de l’émission de Marie Drucker sur France 3 que, lors des batailles de pavés et des grandes manifs du « soulèvement de Mai », il se téléphonait tous les soirs avec Geismar et ses associés, afin de s’assurer que les événements étaient «bien contrôlés». Tous ces courageux étudiants et ouvriers tabassés par les forces de l’ordre, ainsi que les quelques militants morts lors des occupations d’usines, ignoraient sûrement ces tristes concertations entre les «CRS/SS » et les exaltés d’alors.

En pleine campagne électorale, Nicolas Sarkozy a durement vilipendé Mai 68 dans un geste adressé au segment « vieille France » de son électorat. Ces attaques ont suffi pour susciter une campagne accréditant, par opposition, des vertus révolutionnaires à Mai 68 (« puisque c’est Sarkozy qui l’attaque.. »). Alain Badiou a eu l’audace d’aller jusqu’à le comparer à la phase « robespierrienne » de la Révolution française, à la Commune de Paris et au Front Populaire.

Toute cette agitation parce que Sarkozy s’acharne à «tourner la page» de Mai 68. Or c'est n'est finalement pas le président français, mais Daniel Cohn-Bendit lui-même qui la tourne à sa place lorsque, en quittant l'Elysée ce 16 avril, il se montre confiant que Nicolas Sarkozy lui téléphonera bientôt pour lui dire : «Je me suis trompé. Je ne vais pas liquider 68. Au contraire. Ça me permet d'être président» (11).

Vladimir Caller


Affiche d'un meeting néofasciste anti-gauchistes à l'occasion du premier anniversaire de Mai 68. Prévu le 6 mai 1969, il sera pour finir annulé.

Notes

  1. Daniel Cohn-Bendit « Le gauchisme remède à la maladie sénile du communisme », Seuil, Paris 1969

  2. Alain Gesmar, Serge July, Erlyn Morane « Vers la guerre civile », éditions Premières, Paris 1969

  3. Régis Debray « Modeste contribution aux cérémonies », éditions Maspero, Paris 1978.

  4. Le mouvement ouvrier de 68 et «la plus grande grève de l’histoire de France » mériterait une analyse séparée; ce n’est pas le but de ce texte limité à l’aspect idéologique et politique de l’intellectualité universitaire d’alors. Rappelons toutefois les analyses de Cornelius Castoriadis sur le nouveau rôle de la classe ouvrière dans le cadre des rapports centre/périphérie d’une économie en voie de mondialisation, d’André Gorz à propos de son supposé embourgeoisement et ceux, plus pragmatiques, d’Edouard Balladur principal négociateur des accords de Grenelle sur la naissance, selon lui, d’une vraie «culture du compromis» du syndicalisme français venant du 68 et comment le pouvoir s’arrangea pour que la forte inflation des années 1969-70 et la dévaluation qui a suivi anéantisse les augmentations salariales de 68…

  5. Michel Rocard « Le marché commun contre l’Europe », Seuil, Paris, 1973, France.

  6. Benjamin Landais et autres « L’idéologie européenne », éditions Aden, Bruxelles, 2008

  7. « Mai, l’héritage », Liberation du 29 mars 2008

  8. « Le Grand Bazar » Seuil 1977

  9. www.lagauche.be

  10. Alain Geismar questionné par Fabrice Lundi, radio BFM ce 1er mai 2008

  11. Libération, 17 avril 2008

RIPOSTE !

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