L’anti-Mai 68
Par Jean-Marie Chauvier
Dans Le Soir du 28 mai, Vladimir Caller se fait le porte-voix d’une « gauche » peu entendue mais influente, qui rejette en bloc Mai 68. L’auteur prend plaisir à opposer les discours ultra-gauchistes, en 1968, de quelques leaders – Daniel Cohn-Bendit, Alain Geismar, Serge July - à ce que les mêmes font et pensent aujourd’hui. Mais peut-on disqualifier un mouvement en relevant les reniements de quelques unes de ses vedettes outrancièrement médiatisées ? Peut-être, si l’on croit, avec l’auteur, que leur évolution exprime, au fond, l’essence même d’une révolte de fils-à-papa qui aurait servi à mettre de l’huile dans les rouages du « système », à déchaîner l’individualisme et l’américanisation tout en faisant accepter l’ordre (r)établi. « Nous avons fait gagner le capitalisme dans la gauche » a dit un animateur du journal Libération, incarnation de ces épousailles entre héritiers de mai et néolibéralisme.
Les « anarcho-capitalistes » ! V.Caller use d’une forte image pour nous montrer le résultat : au moment où se déclenche la guerre en Irak, en 2003, il y a peu de protestataires, mais 350.000 participants à la…gay pride de Paris. Autrement dit, nous « libérons les mœurs » tout en bombardant les peuples et en ravageant la planète. Peut-être, et même sûrement, mais en quoi cela discréditerait-il le formidable mouvement social de 1968 ? Dans les années 60-70, des dizaines de millions de gens aux contestations éparses se sont mis en quête d’alternatives. Ils ont changé nos façons de voir le monde et de l’appréhender, autrement qu’en peureux petits soldats des grands appareils. Ils ne sont pas moins nombreux, eux et leurs enfants, à s’investir dans les mouvements sociaux, la création et la réflexion qui feraient mentir les pièges d’antan et les impasses d’aujourd’hui. Sans renier ni mythifier les héritages révolutionnaires.
Jean-Marie Chauvier
Vladimir Caller, pourquoi jeter le bébé avec l’eau sale du bain ?
Par Jean-Marie Chauvier. Texte non publié dans Le Soir, diffusion exclusive pour
Mai 68-Bruxelles avec l'autorisation de son auteur.
Cette réaction est sommaire. Je suis convaincu, avec Caller, que la «pensée Mai 68», au delà de ce que ses auteurs ont pu croire à l’époque, a surtout frayé la voie à un capitalisme modernisé, néolibéral, débarrassé des conservatismes, des rigidités et de l’odeur de naphtaline qui l’entravaient dans cette voie.
Parmi ces «conservatismes», outre les vieilles hiérarchies et les méthodes de gestion de l’époque patriarcale, il y avait… les syndicats, les partis communistes, le mouvement ouvrier et ses «corporatismes», les législations trop «rigides» du travail. On les a contestés, en 1968, au nom de l’ «interdit d’interdire» et du «jouïr sans entraves», voire même d’une «révolution anticapitaliste imminente» à laquelle croit encore Alain Krivine…. sans d’ailleurs réfléchir à ce qui lui serait arrivé si le PCF et la CGT avaient «pris le pouvoir». Affaiblis pas la contestation gauchiste, les acquis du mouvement ouvrier organisé (et des accords de Grenelle en mai 68) ont été radicalement remis en question par les Margaret Tatcher, Pompidou, Tony Blair…ils sont, en ce sens, les «héritiers de mai qui s’ignorent», tout comme Sarkozy. Ce n’est pas seulement un «détournement de la révolution de mai», c’est une partie de la démarche contestataire (libérale-libertaire) qui a été mise à profit. Le culte de l’Individu-roi, la mise en cause des organisations et de l’organisation en tant que telle au nom de l’autogestion sans règles formelles, la détestation de l’Etat, l’émancipation des minorités, l’exaltation des marginalités, la «révolution sexuelle», à quoi ont-ils réellement servi ?
A faire plaisir, certes, à un certain nombre de personnes «vachement libérées». A libérer, certes, la créativité individuelle dans les milieux culturellement favorisés où elle a pu s’épanouir (pas dans les usines !), à installer l’autogestion dans quelques îlots magnifiques (comme «Aimer à l’ULB») ou…chez LIP pour quelques temps (bien révolus !), à réussir des expériences communautaires autogérées en milieu rural (mais sans renoncer à l’action politique) à l’exemple de la coopérative «Longo Maï», à développer les droits des minorités opprimées (ethniques, sexuelles, enfants etc…), à dégager les femmes (des milieux favorisés) de l’étreinte du patriarcat et du puritanisme…. Mais à quoi ces «libérations» ont elles surtout contribué, lorsqu’on prend en compte l’évolution de la société globale ? A produire «l’Individu» mythique, de fait l’individu de série qui se croit «libéré» par l’éventail sans précédent de consommations accessibles, à briser la classe ouvrière à laquelle s’est substitué une masse de travailleurs non solidaires, flexibles et précarisés, «libérés» de toute une culture démocratique de classe. A promouvoir des formes de travail «autogéré» dans le cadre de l’entreprise moderne, soit une autogestion des risques, dans l’insécurité et avec moins de pouvoir que jamais des travailleurs sur les décisions les concernant. A éloigner l’Etat des affaires. A «libérer» la bourgeoisie de quelques obligations d’«assistanat» devenues insupportables au regard des taux de profit et de la concurrence. A désagréger ou à déstabiliser par les luttes minoritaires (ethniques) des états qui dérangent (Yougoslavie, Irak, Russie, Chine, Iran….Bolivie) l’ordre mondial tel que l’instaurent les Etats-Unis et leurs alliés euro-atlantistes. (A bas les frontières ! A bas les états ! Oui, mais pas pour tout le monde… l’idéologie du «sansfrontiérisme» et de la «société ouverte» (version Soros) est avant tout l’instrument de pénétration des marchés, de néocolonisation économique et culturelle par l’hyperpuissance unique).
«L’esprit de Mai» dégradé en libéral-libertarisme sert à légitimer la…marginalisation de millions d’exclus du marché de l’emploi et de la vie «normale», fût-ce au nom de slogans de «refus du travail salarié». Ce qui constitue l’échappatoire salutaire d’une minorité (libérée du travail) signifie pour la majorité des gens «aliénés au système» un déclassement social, une chute assurée dans la misère et les bas-fonds parfaitement compatibles avec la «société duale» (autre ancien dada gauchiste) mise en œuvre par le néolibéralisme. La «libération sexuelle» a surtout servi à faire exploser le «marché du sexe», en particulier l’esclavage des femmes dont une formidable avancée vient d’être accomplie en Europe grâce à la chute du Mur (de Berlin), à l’ouverture des frontières Est-Ouest, à la libéralisation du continent. Les vedettes du mai 68 parisien ont joué un rôle indéniable dans ce changement «culturel» tant vanté. Il suffit de voir le parcours du journal Libération. Un journal qui a remarquablement organisé dans ses colonnes l’alliance du gauchisme marginal (minorités, sexe, prisons etc…) avec la propagation des thèses du néolibéralisme. Relisez son cahier spécial de 1984 «Vive la crise !», couplé avec une émission télé, l’un et l’autre destinés à contrer le «pessimisme» ambiant devant la perte des acquis sociaux, les risques du chômage et de la précarité. « Libé » était la bible quotidienne du gaucho de base, ce fut l’un des instruments, en France, du retour au 19e siècle social.
Là où Vladimir Caller se trompe, c’est lorsqu’il attribue au SEUL mai 1968 une évolution en profondeur du capitalisme et de nos sociétés, dont la «pensée de Mai» n’a été qu’un aliment et certes une opportunité. Là où Caller s’égare, c’est lorsqu’il réduit à cette seule fonction «réactionnaire» la vague de contestations des années 60-70, dont le mai parisien n’est d’ailleurs qu’un épisode. C’est lorsqu’il ne retient de mai 68 que l’une de ses potentialités, celle que bien entendu le système en place avait les moyens de valoriser. C’est lorsque, ce faisant, Caller oublie, comme les détracteurs ou les post-gauchistes renégats de mai, le mouvement social et les aspirations de rupture avec le capitalisme dont il était également porteur. Au fond, Caller s’aligne sur les Cohn Bendit, Geismar et autres July ou Kouchner en reprenant leur interprétation «culturelle» et libérale de mai, aisément contestable.
Là où Vladimir Caller se révèle lui même… «réactionnaire», c’est lorsqu’il tente de disqualifier l’essentiel de l’héritage révolutionnaire (non libéral) des mouvements des années soixante, leur message toujours d’actualité : l’insoumission aux appareils parlant au nom des gens, aux avant-gardes autoproclamées, la volonté de penser par soi-même et de s’organiser à la base, de fonctionner en groupe autrement que dans les vieux partis de droite ou de gauche, de tisser des liens inédits entre les personnes, le contraire des individus atomisés par le libéralisme…ou le socialisme d’état. Le tournant des années soixante est aussi le commencement d’une réflexion et d’expériences autonomes en quête d’alternatives au système en place.
Car s’il est vrai qu’il nous mène droit dans le mur, il est également vrai que les anciennes idées, les vieilles méthodes autoritaires et paternalistes du socialisme et du communisme formaient une autre impasse. Dont il est légitime, et urgent de chercher les issues de secours. De ce point de vue, «mai 68», en dépit de ses autres potentialités, est aussi la redécouverte d’un idéal que le mouvement ouvrier avait progressivement oublié : celui de l’AUTO-émancipation sociale.
Jean-Marie Chauvier
Bruxelles, 12 juin 2008